DNA Août 24
C'est une première, des pavés de la mémoire posés pour deux frères "Malgré-nous", dont le résistant Jacques Knecht
Pour la première fois, des pavés de la mémoire ont été posés pour deux "Malgré-nous". Jacques et René Knecht avaient déjà une rue à leur nom à la Robertsau à Strasbourg. Jacques a déserté l'armée allemande et s'est engagé dans la Résistance, c'est son courage et ses faits de résistance qui ont été honorés avant tout.
C'est une première en France, deux stolpersteine (ou pavés de la mémoire) ont été posés pour deux "Malgré-nous" à Strasbourg le lundi 17 juin 2024.
Gunter Demnig, l'artiste allemand à l'origine de ces "pierres d'achoppement" au sens littéral, a accepté la demande de la famille et de l'association strasbourgeoise Stolpersteine 67 d'honorer les actes de résistance et le courage de Jacques Knecht, sans le séparer de son jeune frère René.
Tous deux enrôlés de force dans l'armée allemande, Jacques est ensuite devenu informateur pour la résistance et il a déserté la Wehrmacht pour s'engager dans les Francs-tireurs et partisans (FTP), puis il a combattu avec les Forces françaises de l'intérieur (FFI). Son jeune frère René, enrôlé de force à 17 ans, est mort sur le front Est, en Hongrie.
Ne pas séparer les deux frères
Richard Aboaf, président de Stolpersteine 67, a lui-même parlé à Gunther Demnig en avril dernier, lors de sa venue en avril, lors des poses de stolpersteine à Schiltigheim et Bischheim, "nous en avons parlé et il a trouvé important de ne pas séparer les deux frères", explique-t-il. Et le président rappelle qu'"en général, et lorsqu’il n’y a pas de fait de résistance avéré et authentifié, la fondation berlinoise des stolpersteine refuse de poser des Stolpersteine pour les personnes ayant porté l’uniforme allemand, quelles que soient leurs catégories. De nombreux allemands eux-mêmes ont été incorporés de force et ne sont pas partis la fleur au fusil, notamment vers la fin de la guerre. Le projet Stolpersteine ne couvre pas et ne peut pas couvrir l’ensemble des incorporés de force, pas seulement en Alsace-Moselle, mais dans toute l’Europe occupée aussi."
Les pavés en laiton à la mémoire des frères Knecht ont été posés dans le sol, devant leur dernière habitation, avant leur enrôlement dans la Wehrmacht. Ils habitaient à l'époque encore la maison familiale, rue de l'Ill, à la Robertsau à Strasbourg.
C'était aussi là qu'habitait Jacqueline Knecht-Mosser, la petite sœur de Jacques et René. "Je suis née en 1940 en Dordogne, où ma famille s'était réfugiée [avant l'annexion de l'Alsace et de la Moselle au Reich allemand le 18 octobre 1940], nous sommes revenus en 1941. Mes deux frères ont été incorporés de force en 1943."
Jacky, fusillé le 21 février 1945
Jacques est né le 11 novembre 1924. Il est enrôlé de force dans la Wehrmacht à l'âge de 18 ans, en août 1943. Il est affecté sur le front Est, comme de nombreux malgré-nous. Blessé, il est ensuite muté comme traducteur à la kommandantur de Tournon-sur-Rhône (Ardèche). Il commence alors à renseigner la Résistance, avant de déserter l'armée allemande le 1ᵉʳ avril 1944.
Il rejoint les Francs-tireurs et partisans et prend le nom de code "Jacky". Puis, il participe à des combats au sein des FFI dans l'Ardèche. Blessé, il est capturé et emprisonné en Allemagne. Le Lieutenant Perrin dit "Basile" dit de lui : "Soldat d’un courage allant jusqu’à l’héroïsme, a participé à de nombreuses expéditions et combattu dans la vallée du Rhône. Après avoir combattu toute une journée côte à côte avec son lieutenant lors d’une attaque allemande au Cheylard, a été encerclé par l’ennemi."
Il est fusillé par les Allemands dans un vieux fort qui fait office de prison, à Ingolstadt Manching le 21 février 1945, le prêtre qui assiste Jacques Knecht dans ses derniers moments écrit : "Jacques reçut les saints sacrements avec une grande dévotion et s’achemina vers la mort dans l’esprit d’être le martyr d’une idée folle. Il s’est soumis à la sentence avec courage et calme".
Jacqueline ne comprend toujours pas cette sauvagerie envers son frère. "En février 1945, ils savaient que tout était fini, et ils tuaient encore des jeunes de 20 ans ! Et puis cet horrible fort, où il est mort, a été détruit pas les Américains."
Il a été décoré de la Croix de Guerre avec palmes et de la médaille de la Résistance à titre posthume.
René est né le 25 octobre 1925, il est enrôlé de force en 1943. Leur frère aîné Charles travaille à la SNCF et habite à Lyon. Et le plus jeune frère, Raymond, âgé de 14 ans, a été envoyé par les Allemands pour travailler dans une ferme non loin du lac de Constance.
A la maison, le sentiment anti-allemand était très fort
Jacqueline Knecht-Mosser
Sa sœur se souvient encore très bien de cette période, et notamment du Noël 1944, rue de l'Ill. "J'avais 4 ans, et aucun de mes quatre frères n'étaient là. Alors qu'en Alsace, le jour de Noël, c'est un jour important en famille. Nous étions six enfants, et il n'y avait que ma sœur et moi. Ma mère m'avait cousu une poupée avec des chiffons et du tissu, elle n'avait pas les moyens de faire autre chose, nous n'avions pas grand-chose."
René meurt sur le champ de bataille en Hongrie le 8 octobre 1944, quelques jours avant ses 19 ans, mais pour sa famille, il est porté disparu. "Longtemps, ma mère se précipitait à la gare ou au pont de Kehl quand des "Malgré-nous" revenaient de Tambov pour voir si René était parmi eux."
Dans la famille, le sentiment anti-allemand était très fort. "Et aujourd'hui encore, c'est plus fort que moi, je ne traverse pas le Rhin", raconte Jacqueline. "Je ne peux pas oublier tout ce que ma mère a subi. Je l'entends encore hurler en 1945 quand un militaire est venu lui annoncer que Jacky avait été fusillé. Elle venait après me chercher à la maternelle en pleurs et habillée de noir."
La pose de ces pavés de la mémoire fut un moment important pour elle. Le corps de Jacques a pu être rapatrié après la guerre. Il repose dans le cimetière de la Robertsau avec sa famille. Celui de René n'a jamais été retrouvé.
DNA 8 juillet 24
Il y a 80 ans, commençait l’épopée de 1 500 Malgré-nous
La date du 7 juillet 1944 reste marquée dans l’histoire des Malgré-nous. Ce jour-là, 1 500 d’entre eux, dont certains de Drusenheim, partaient pour un périple qui allait les mener de Tambov, en Russie, jusqu’en Algérie.
Le 7 juillet 1944, 1 500 Alsaciens et Lorrains sont autorisés à quitter le camp russe de Tambov.
Le 19 janvier 1972, les obsèques de Jean-Frédéric Neurohr étaient célébrées à Drusenheim et le secrétaire d’État André Bord faisait déposer sur sa tombe une grande gerbe aux couleurs tricolores. Qu’avait donc accompli cet homme, mort six jours plus tôt à Paris et dont l’acte de décès indique seulement qu’il était « retraité de l’Éducation nationale » pour recevoir un tel hommage ?
Rallié au général de Gaulle
Né en 1903 à Schirrhoffen, ancien élève de l’École normale supérieure de Paris et agrégé d’allemand, Jean-Frédéric Neurohr se rallie pendant la Seconde Guerre mondiale au général de Gaulle, dont il intègre le cabinet militaire. D’août 1942 à septembre 1943, il assure depuis Londres et la BBC les émissions alsaciennes. Mais son « titre de gloire » restera d’avoir conduit à partir de juin 1944 une importante et périlleuse mission. Aux côtés du général Petit, Jean-Frédéric Neurohr est chargé par le chef de la France libre, afin d’étoffer ses troupes, de négocier la libération de 1 500 Alsaciens et Lorrains incorporés dans l’armée hitlérienne – les fameux Malgré-nous –, capturés par les Russes et internés dans le camp de Tambov.
Le capitaine Jean Frédéric Neurohr, originaire de Schirrhoffen, a rallié le général de Gaulle à Londres en 1940. Photo DR
Le 4 juillet 1944, le capitaine Neurohr est autorisé à se rendre dans ce camp en compagnie du général Petrov, directeur général des camps de prisonniers de guerre. Sa mission première : établir la liste des 1 500 Alsaciens-Lorrains que les Soviétiques laisseront partir ; or il y a au total environ 1 900 ! 400 doivent donc rester sur place. Les prisonniers trop affaiblis, malades ou dont l’adhésion à la France libre est douteuse restent donc dans le camp avec, peut-être, un nouvel espoir engendré par le départ de leurs camarades.
De la Russie à Alger, en passant par Téhéran
Le 7 juillet, les portes du camp de Tambov s’ouvrent pour le contingent des 1500, revêtus de l’uniforme russe et défilant devant le drapeau français. Seul officier français à faire partie du convoi, le capitaine Neurohr commande le détachement jusqu’au départ de Téhéran.
Le sapeur Charles Huck de Drusenheim, qui fait partie du convoi, peut enfin donner de ses nouvelles à ses parents et à ses sœurs le 24 mars 1945, depuis La Salamandre, près de Mostaganem dans l’ouest de l’Algérie. Dans un style simple, il décrit ainsi l'odyssée des 1500 : « Avant de venir ici, j’ai fait un long trajet. Partis de Russie le 7 juillet 44, nous avons traversé le Caucase, l’Iran et nous sommes arrivés à Téhéran… Les Russes nous ont livrés aux Anglais où nous étions bien. De là, nous sommes partis à Haïfa où nous avons embarqué pour Alger où nous sommes arrivés en septembre. Nous étions quelques jours en convalescence à Tunis… De là, je suis retourné à Hussein-Dey (près d’Alger) où je servais dans le COG 35. J’espère que nous allons bientôt partir d’ici et que nous rentrerons bientôt en France où je pourrai être quelques jours avec vous, car je crois que je ne serai pas démobilisé avant la fin de la guerre… » Au moment d’écrire cette lettre, Charles Huck ignorait que Drusenheim avait été libéré une semaine plus tôt.
DNA du 6 juin 2024
Ces Alsaciens et Mosellans incorporés de force morts face aux libérateurs, en Normandie
Les incorporés de force d’Alsace-Moselle n’ont pas seulement servi de chair à canon face aux Russes, sur le front de l’Est. Certains ont aussi dû combattre face aux Alliés, en Normandie, dans la foulée du Débarquement. Claude Herold vient de dresser une liste de 343 Alsaciens et Mosellans décédés lors des combats dans les cinq départements normands.
Quand on évoque le sort des incorporés de force d’Alsace et Moselle, on insiste souvent, à juste titre, sur l’enfer du front de l’Est, dans lequel la plupart d’entre eux ont été plongés : le régime nazi les a utilisés comme chair à canon face aux Russes. Mais le front de l’Ouest fut également une épreuve terrible. Du fait de la dureté des combats, bien sûr, mais aussi parce que ces Alsaciens et Mosellans faisaient face aux libérateurs de la France, sur le sol français, et qu’en outre une majorité d’entre eux, membres de la classe 1926, avaient été versés d’autorité dans la Waffen SS.
Depuis une dizaine d’années, le sort de ces Malgré-nous sur le front de l’Ouest est mieux connu grâce à l’association Solidarité normande aux incorporés de force d’Alsace-Moselle (Snifam), portée par Jean Bézard et sa compagne Nicole Aubert. Le couple estime qu’environ 1 200 Alsaciens et Mosellans ont été engagés en Normandie dans les armées allemandes (dont quelque 800 Waffen SS ). Il a recensé environ 200 cas de désertion, sachant que l’on peut ici plutôt parler d’évasion…
« Je vais en trouver d’autres… »
À l’hiver 2020, dans un numéro de la série Comprendre… l’incorporation de force , de L’Ami Hebdo , la Snifam et l’historien Nicolas Mengus ont proposé un dictionnaire biographique de Malgré-nous et de civils en lien avec cette histoire. Cette connaissance vient de franchir un nouveau palier avec la liste nominative de 343 Alsaciens-Mosellans (les premiers y sont largement majoritaires) décédés en Normandie qui vient d’être dressée par Claude Herold. Depuis le Bas-Rhinois René Acker jusqu’au Haut-Rhinois Alphonse Zimmermann, on y trouve leurs dates et lieux de naissance et de décès, les noms de leurs unités et, pour environ 25 % d’entre eux, l’endroit où ils reposent.
Domicilié à Turckheim, où il est retraité depuis 2018, Claude Herold s’est spécialisé depuis la fin des années 1990 dans la recherche de Malgré-nous : il a traité plus de 600 demandes de familles en quête de parents, d’histoires, de sépultures… À l’été 2022, il a fait sensation en créant un “Mur des noms” transportable : il a fait imprimer sur huit bâches en plastique les photos et noms de quelque 12 000 incorporés de force qui étaient considérés comme disparus. Ces bâches sont régulièrement exposées ; elles seront ainsi visibles prochainement à Ammerschwihr et Erstein.
Grâce aux dizaines de classeurs rangés dans son bureau, tous emplis de fiches individuelles, et à sa parfaite maîtrise des bases de données mémorielles françaises et allemandes, il avait déjà constitué une liste de 890 incorporés de force morts en Italie. Dans la perspective du 80e anniversaire du Débarquement, il s’est lancé il y a quelques semaines dans cette liste concernant les cinq départements normands (Calvados, Eure, Manche, Orne, Seine-Maritime). L’histoire est encore en train de s’écrire et ce travail ne peut pas être considéré comme déjà terminé : « Je vais en trouver d’autres, c’est certain… » Par la suite, il pense travailler sur les incorporés de force décédés dans les pays baltes.
Un drame derrière chaque nom
Derrière chaque nom se cache un drame. On peut citer le cas du Strasbourgeois Raymond Bischoff, mort à 17 ans et demi dans le Calvados ; d’après son frère Robert, il a subi un passage à tabac par les nazis, assorti d’une menace de déportation de ses parents, pour signer un engagement “volontaire” dans la Waffen SS ; i l a réussi à s’évader, mais a été repris et envoyé en Normandie. Celui d’Émile Oster, d’Eschbourg, qui s’est sans doute suicidé alors que la version officielle fait état d’un éclat d’obus en plein cœur. Ou encore celui de René Sorgius, de Rosheim, tué par les Américains... auprès desquels il souhaitait se rendre.
Certains de ces Alsaciens et Mosellans morts en Normandie face aux Alliés sont inhumés en Alsace. Une trentaine d’entre eux reposent dans le cimetière militaire de Colmar, aux côtés d’une vingtaine d’autres incorporés de force et d’environ 2000 soldats allemands. L’an dernier, pour la date anniversaire du décret instituant l’incorporation de force, le 25 août 1942, Claude Herold et Laurent Kloepfer, membre du musée mémorial des combats de la Poche de Colmar, à Turckheim, sont allés poser un œillet sur leurs tombes. Ils ont prévu de recommencer cet été.
La liste des Alsaciens-Mosellans décédés en Normandie dressée par Claude Herold est accessible sur le site www.malgre-nous.eu animé par Nicolas Mengus. Il faut aller sur “Liste des non-rentrés”, puis “Les Alsaciens décédés en Normandie”.
On peut par ailleurs se référer au numéro Comprendre… l’incorporation de force (hors-série de L’Ami Hedbo ) de l’hiver 2020 (6) et au hors-série Malgré Eux des Saisons d’Alsace (octobre 2022).
DNA du 12 juin 2024
Une jeunesse à Chalampé avant de mourir à 20 ans,
« malgré-lui », en Normandie
Jean Freyd, fils du chef de gare de Chalampé, Malgré-nous, tombait en Normandie le 11 juin 1944 lors des combats du débarquement de Normandie. Il allait avoir 20 ans. Grâce à des documents familiaux, Philippe Schmitt, président de la Société d’histoire de Chalampé, a retracé le parcours de ce jeune homme.
La scène s’est passée ce mardi 11 juin au cimetière de Chalampé. Sur la tombe d’Anne Freyd (1896-1974) et d’Alfred Freyd (1898-1956), Philippe Schmitt est venu coller la photo d’une stèle. Celle de Jean Freyd (1924-1944), dont le nom est aussi gravé sur la stèle familiale. Mais le corps du fils d’Anne et Alfred repose au cimetière anglais de Tilly-sur-Seulles, à 15 km des plages d’Arromanches, en Normandie.
Par ce geste tout simple, seul, le président de la Société d’histoire de Chalampé a voulu rappeler le drame de cette famille, de ce jeune homme, tombé le 11 juin il y a juste 80 ans, dans le bocage normand, avec un uniforme allemand sur les épaules, qu’il n’avait pas choisi.
L’histoire de Jean Freyd est celle d’un de ces 343 jeunes alsaciens-mosellans incorporés de force et décédés « face aux libérateurs, en Normandie » comme le soulignait notre dossier du 6 juin 2024. Dans la liste de Claude Hérold, Jean Freyd a le numéro 78. Officiellement, il est né à Strasbourg, mais c’est un enfant de Chalampé. Alfred Freyd est chef de gare dans la commune de la bande rhénane et son fils Jean - que la famille appelle Jeannot - y a passé toute son enfance.
Une jeunesse allemande
Quand la guerre éclate, il n’a que 15 ans. Pour un jeune alsacien, c’est la pire des situations. Il n’aura pas de jeunesse. Il vient juste de commencer des études à Mulhouse, à l’École supérieur Horst-Wessel pour la jeunesse (Oberschule fur Jungen Horst-Wessel-Schule) quand, dès l’automne 1942, Jean Freyd doit rejoindre le RAD (Reichsarbeitsdienst, ou travail obligatoire en Allemagne). Il y reçoit une formation prémilitaire express, jusqu’au 30 décembre 1942. L’armée nazie a besoin de troupes pour lutter sur tous les fronts, de « chair à canon » diront certains historiens, en parlant des incorporés de force d’Alsace et de Moselle envoyés sur le front de l’Est.
Janvier 1943, dernière permission
En janvier 1943, il profite de sa dernière permission à Chalampé (devenu « Eichwald ») et part rejoindre la Wehrmacht le 15 janvier, pour une formation militaire à Dresde. Il ne sait pas qu’il ne reverra jamais sa commune, ses parents, ses amis. Grâce aux lettres échangées avec sa famille et conservées par une nièce, Philippe Schmitt a pu reconstituer, ensuite, le parcours du combattant.
Après Dresde, il participe, dans les chars, aux combats en Italie du Nord-Est. Ce sont ses premiers combats, il arrive encore à écrire à ses parents. Pour passer la censure des autorités allemandes, les lettres ne doivent contenir aucune trace de désespérance, de critique sur le commandement ou d’informations sur les combats. Ainsi, courant 1943, depuis l’Italie : « Ces fleurs je les cueille ici dans ce lointain pays étranger, chère maman, à toi, oui à toi, j’aimerais tant les apporter. Mais si je dois parcourir tout ce trajet jusqu’à toi, les fleurs seront déjà flétries car elles fanent vite… »
Retour en France
Les troupes de la Wehrmacht quittent l’Italie et doivent maintenant foncer sur Paris, puis vers la Normandie. Jean Freyd traverse la France, son pays, en train, mais sous l’uniforme allemand, pour tenter d’enrayer l’avancée des troupes alliées. Le débarquement vient d’avoir lieu et le bocage normand se transforme en un terrible champ de bataille où se joue le sort de la Deuxième Guerre mondial. Le 11 juin, Jean Freyd tombe près de Caen. Il allait avoir 20 ans le 27 juillet. Quelques jours plus tard, sa famille reçoit ce courrier des autorités allemandes : « Monsieur Alfred Freyd - Eichwald, arrondissement de Mulhouse/Alsace - ci-joint je vous transmets le passeport des armées de votre fils qui est tombé au champ d’honneur. Je prends part à votre grande perte que vous venez de subir. Le passeport vous reste comme souvenir. Il servira aussi comme support aux démarches officielles. » Point.
Enterré au cimetière anglais
L’Allemagne nazie vaincue, la France libérée, la famille Freyd veut savoir où se trouve la tombe de Jean. En juin 1945, un courrier de la mairie de Tilly-sur-Seulles répond par la négative : « J’ai le regret de vous faire savoir que nos recherches n’ont pas abouti à retrouver la tombe de votre fils. » Mais un mois plus tard, en juillet, les autorités militaires anglaises envoient un autre courrier à Chalampé. « J’ai l’honneur et le regret de vous annoncer que nous croyons avoir retrouvé la tombe de votre fils. » Depuis 80 ans, Jean Freyd repose au cimetière militaire britannique de Tilly-sur-Seulles, pelouse X, rangée J, tombe n° 2.
« Chers parents »
En hommage au soldat et Malgré-nous Jean Freyd, voici in extenso, sa lettre écrite le 2 juin 1944, entre Paris et la Normandie, envoyée à ses parents à Chalampé. Cette lettre devait passer la censure de la Wehrmacht, ce qui explique certaines formules énigmatiques sur l’état de la France et cette « autre vie » en Normandie. Ce sera évidemment son dernier courrier, avant de décéder en Normandie, le 11 juin 1944. Jean « Jeannot » Freyd allait avoir 20 ans.
«Chers parents,
Aujourd’hui j’ai eu une heureuse surprise. Je veux de suite prendre ma plume pour vous tenir toujours au courant et vous remercier pour votre gentille lettre qui m’attendait, car cela fait longtemps que je n’ai pas eu de nouvelles.
Nous étions pendant 18 jours en route. Il y eut comme toujours de bons moments mais aussi, si je puis dire, des moments difficiles. À Paris, j’ai rencontré un Alsacien qui n’a pas été enrôlé et qui m’a relaté que Mulhouse avait été bombardée. Mais il ne connaissait pas trop les détails si bien que j’étais un peu inquiet. Mais à présent je peux comprendre le contenu de chaque lettre, elles sont au nombre de dix, que cela n’était pas trop grave.
« Pauvre France… »
J’en ai vu aussi, ici. Oui pauvre France, mais ce ne sont que les gares. Pas une seule gare dans toute l’Allemagne n’a subi de tels dégâts que la plupart ici. Celle de Paris Nord dépasse tout ce qu’on peut imaginer. Ils nous ont bombardés plus d’une fois, nous n’avons eu heureusement aucune perte. Nous sommes logés ici dans une villa abandonnée, située dans le village non loin de là où j’ai envoyé ma dernière carte. J’espère que tout vous est parvenu. S’il vous plaît, écrivez-moi à chaque fois la date des lettres reçues comme cela, je suis rassuré si toutes sont bien arrivées à la maison. Je vais toujours bien et je dois lentement m’habituer à mon autre vie. La vie normale s’arrête à présent. Dans la prochaine lettre nous vous décrirons cette vie. Soyez tendrement salués et embrassés jusqu’à la prochaine fois.
Votre Jeannot »
(Traduction d’Eliane Dietrich)
Alphonse Erb, 99 ans, l’impressionnant doyen des adorateurs du Mont Sainte-Odile
DNA 30 MARS 24
À 99 ans, Alphonse Erb, l’un des derniers Malgré-nous d’Alsace, est aussi le doyen des 1 600 adorateurs du Mont Sainte-Odile, où il vient prier depuis 1942. Doté d’une mémoire impressionnante et d’une grande force de caractère, il voue une reconnaissance éternelle à la sainte patronne de l’Alsace qui, dit-il, l’a protégé tout au long de sa vie.
Depuis quelques années, Alphonse Erb n’est plus inscrit au planning des prières, très cadré, mais continue à prier chaque jour après les offices. Photo Jean-Paul Kaiser
Un papier jauni par les années, une photo d’un jeune homme au regard fier, et cette inscription d’un autre temps : « Carte du combattant ». Les mains d’Alphonse Erb tremblent à peine lorsqu’il extirpe le document de la poche de son costume, debout, le dos droit, balayant d’un geste toute tentative d’aide. Cravate, chemise, veste en cuir, visage rasé de près : on pourrait croire, en le saluant, que le nonagénaire s’est apprêté pour recevoir de la visite. Mais c’est la tenue quotidienne de cet habitant de Griesheim-près-Molsheim.
« On partait à vélo à 4 h du matin »
À 99 ans, il est le doyen de l’ensemble des adorateurs du Mont Sainte-Odile, des milliers de croyants qui se relaient toute l’année, jour et nuit, pour prier devant le Saint-Sacrement, de façon quasi-ininterrompue depuis près de cent ans. Lui a commencé en 1942, à l’âge de 17 ans, à une époque où « c’était la mode » de venir prier au monastère : « On était un groupe d’une vingtaine de copains. On était jeunes, célibataires, on partait à vélo à 4 h du matin. À Ottrott, on retrouvait des filles, mais elles ne pouvaient pas rester avec nous, les femmes n’avaient pas le droit de faire partie des adorateurs. »
En pleine guerre, l’adoration perpétuelle se poursuit de manière clandestine. Pour Alphonse, tout s’arrête brutalement en 1943, alors qu’il est réquisitionné pour le Service du travail obligatoire, puis transféré sur le front russe, où il est grièvement blessé et passe 20 jours dans le coma. « Je suis un miraculé », reconnaît celui qui dit avoir « beaucoup de respect pour l’armée allemande. Elle a tout fait pour que je ne tombe pas dans l’armée soviétique, car eux tuaient leurs propres blessés. »
Il n’oubliera jamais la date du 7 octobre 1944, jour où il se réveille de son coma « nu, sans rien, sans pouvoir parler. J’ai dû tout réapprendre, comme un bébé. Ce jour-là, je suis né pour la deuxième fois. Cette année, je vais fêter l’anniversaire de ma deuxième naissance », calcule-t-il.
« Le jour où je ne pourrai plus venir en voiture, je ne viendrai plus du tout »
Il rentre de la guerre avec un œil en moins et bien d’autres blessures, certaines visibles, d’autres enfouies. De celles que l’on préfère taire, à une époque où il faut vite tourner la page. Lui a surtout une reconnaissance infinie : celle d’être encore en vie. « Je viens ici pour remercier sainte Odile, qui m’a protégé. » À l’œil qui ne voit plus, il préfère retenir celui qui voit toujours et lui permet encore, après une opération de la cataracte, de lire chaque matin le journal sans lunettes et de conduire. « Le jour où je ne pourrai plus venir en voiture, je ne viendrai plus du tout », martèle-t-il avec fierté.
Après la guerre, il poursuit sa route à Niederhaslach, où il travaille comme receveur et bâtit sa vie de famille, qui lui laisse moins de temps pour venir prier régulièrement, même si « on montait souvent le dimanche, avec les enfants », se souvient-il.
« Il a une volonté de fer »
De retour à Griesheim-près-Molsheim pour sa retraite, il y a 40 ans, il retrouve, une fois par an, le groupe des adorateurs, dont il apprécie l’esprit de « camaraderie ». La seule aide que le nonagénaire tolère est celle d’un membre du groupe, un infirmier, qui l’assiste pour le lever et le coucher. Il a aussi accepté d’avoir un téléphone portable, accroché autour de son cou et dont il connaît le numéro par cœur, pour appeler une assistance en cas d’urgence.
Depuis quelques années, il n’est plus inscrit au planning des prières, très cadré, mais continue à prier chaque jour après les offices. « Il vient aux conférences, participe aux activités», observe, admiratif, Antoine Schrameck, responsable du groupe des adorateurs du secteur de Rosheim. «Il a une volonté de fer. » Une volonté d’aller de l’avant, jusqu’au bout. Qui se lit dans ses gestes, dans sa façon de parler, en choisissant chaque mot avec soin. Et dans ses yeux, pétillants de malice lorsqu’il lance : « L’an prochain, on fera une fête pour mes 100 ans ! »
L’adoration perpétuelle, créée en 1931, a résisté à la guerre mais pas au Covid
L’adoration perpétuelle existe depuis le 5 juillet 1931, au Mont Sainte-Odile. Elle a été instituée à la suite du souhait de Mgr Ruch, évêque de Strasbourg. Le premier groupe d’adorateurs était composé de 14 hommes de Schiltigheim. Les femmes ne sont autorisées à participer que depuis les années 90.
Présents pendant une semaine, du lundi au lundi, les adorateurs se relaient toutes les heures le jour et toutes les deux heures la nuit pour prier, par deux, devant le Saint-Sacrement. En dehors des temps d’adoration et des cérémonies religieuses, ils participent à des conférences, accueillent des pèlerins de leur canton et partagent les temps de la vie quotidienne.
Une moyenne d’âge de 75 ans
Si l’adoration a résisté à la Seconde Guerre mondiale, elle a en revanche été interrompue par le Covid, pendant les confinements, du moins en présentiel, car les adorateurs ont continué à se relayer pour prier à domicile.
Ils sont actuellement au nombre de 1600, un chiffre qui baisse au fil des ans. Toute l’Alsace, du nord au sud, est représentée, divisée en une cinquantaine de cantons, comptant chacun entre une quinzaine et une cinquantaine de membres, de 11 à 99 ans.
Leur moyenne d’âge est de 75 ans, elle a reculé de sept ans en dix ans. Un vieillissement et une difficulté à recruter de nouveaux membres qui préoccupent le recteur, Christophe Schwalbach : « Quand un groupe est vraiment faible, on lance un appel à volontaires pour les rejoindre ponctuellement sur place. On a aussi commencé à proposer des demi-semaines d’adoration. Certains, qui n’habitent pas loin, viennent même à la journée, ou deux heures la nuit. »
FA. H.
DNA du 03 octobre 2016 : René Baumann, 71 ans après l’enfer
Le Hirsinguois René Baumann a connu, lors de la Seconde Guerre mondiale, un parcours terrifiant : déporté NN, il a été interné deux fois à Mauthausen, une fois au Struthof, une fois à Dachau et a suivi une « marche de la mort ». Il a survécu, s’est reconstruit et s’est armé d’un sourire inaltérable. Une professeure d’histoire vient de mettre sa vie par écrit.
Ils ont tout fait pour lui prendre son humanité. En échange, ils lui ont donné des numéros. Il est devenu un « Stück » , marqué de quatre matricules successifs : 64 094 à Mauthausen, 17 592 au Struthof, 100 688 à Dachau, 97 621 de nouveau à Mauthausen. En 19 mois, entre son arrestation dans les Alpes, en novembre 1943, et son retour à Hirsingue, en juin 1945, soit entre ses 20 et ses 22 ans, le Sundgauvien René Baumann est passé par une dizaine de lieux d’internement : prisons, casernes, camps annexes, camps de concentration ou d’extermination… En plus de ces numéros, il portait le triangle rouge des déportés politiques et était fiché NN. Pour Nacht und Nebel , Nuit et brouillard. Ce traitement de faveur était réservé aux opposants au Troisième Reich : il leur promettait de « disparaître sans laisser de traces » et sans qu’aucune information ne soit donnée sur leur sort.
Or, plus de 70 ans plus tard, René, 93 ans, est toujours là, dans les bureaux de la minoterie de Hirsingue. Là où il a toujours travaillé et là où il est né. Humble, discret, prévenant. Cet homme a connu l’enfer, subi la barbarie et il pratique la gentillesse. À ses côtés se trouve une jeune femme : Audrey Guilloteau, 34 ans. Elle est professeure d’histoire au lycée Henner d’Altkirch et elle vient de lui faire un cadeau formidable : un livre retraçant son parcours. Mais ce cadeau n’est pas une faveur : c’était la moindre des choses. Il fallait juste que René rencontre la bonne personne…
Trahi pour 800 francs
Cette rencontre s’est faite en 2013 dans le cadre du concours national de la Résistance et de la Déportation, dans lequel se sont distingués des élèves d’Audrey. Lors de voyages mémoriels, René a lâché des bribes de son parcours de déporté. « J’ai trouvé son histoire extraordinaire ! , se souvient Audrey. Et je me suis demandée pourquoi elle n’avait pas encore sa place dans les bibliothèques. » René n’attendait que ça… Alors l’ancien déporté et la jeune professeure se sont retrouvés à la minoterie, pendant deux heures, toutes les semaines, entre janvier et octobre 2015. Replonger dans de tels souvenirs fut-il douloureux ? « Non, non, je voyais Audrey avec joie ! » , assure René. « Avec lui, tout va toujours bien , constate l’historienne. Il ne se plaint jamais, il est toujours souriant… »
Ce sourire est une pudeur. Très longtemps, René n’a pas parlé, parce qu’il fallait se reconstruire et revivre en communauté, avec les voisins et les membres de sa famille qui avaient suivi des trajectoires et fait des choix différents. Mais depuis les années 2000, René intervient dans les établissements scolaires. « J’aime ce contact , dit-il. Mais je ne raconte pas facilement… »
Alors Audrey a dû insister, revenir incessamment sur les détails de ces enfers qui n’en finissaient pas. Elle a vérifié les faits, complété les souvenirs de René avec d’autres témoignages. Et elle a signé, au final, un livre complet, documenté et illustré, qui va au-delà d’un cas particulier pour raconter une histoire de l’Alsace dans le cataclysme de la Seconde Guerre.
Le drame de René débute avec cette décision cornélienne qu’ont dû prendre les jeunes hommes d’Alsace après août 1942 : fuir ou non l’incorporation de force. Cette décision se prenait avec les parents, concernés par les représailles en cas de fuite. Chez les Baumann, cette réunion se passe en octobre 1942. René vient à peine de rentrer du Reichsarbeitsdienst (RAD), qui fait office de préparation militaire à la Wehrmacht. « Mon père avait fait 14-18 dans l’armée allemande , raconte René. D’abord, il m’a dit : “C’est dur, mais il faut le faire !” Mais quand il a vu la mentalité des nazis, il a eu cette phrase : “Ce ne sont plus les mêmes Allemands…” » La décision est alors celle-ci : partir. René passe en Suisse le 11 octobre 1942, à 19 ans, avec deux camarades, Léon Specklin et Léon Sengelin. Il suit ensuite un parcours assez classique de réfractaire : celui-ci le mène en France, dans l’armée d’armistice d’abord, dans la Résistance ensuite. Mais il ne reviendra pas, comme beaucoup d’autres, en Alsace dans l’armée des libérateurs. La faute à un traître, qui a infiltré son réseau, dans les Hautes-Alpes. Audrey précise que ce Judas a reçu 800 francs de l’époque comme prix de sa trahison. Celle-ci aurait permis 80 arrestations. Les nazis ont sans doute fait une affaire…
Le remords du SS
Commence alors un parcours hallucinant dans le monde concentrationnaire. Le calvaire débute à Neue Bremm, « la Nouvelle Brême » , un camp de transit pour les détenus NN à Sarrebruck. « Dès mon entrée dans le camp , dit René dans le livre, j’ai le souffle coupé par une vision d’horreur : une horde de morts-vivants, presque des squelettes, tourne autour d’un bassin rectangulaire rempli d’une eau verdâtre… » Bienvenue en enfer. René y reste un mois, avant d’être envoyé à Mauthausen. « À 50 km de l’endroit où j’aurais dû me rendre si j’étais allé dans la Wehrmacht ! » Que faire face au destin ? Il découvre le travail criminel à la carrière, l’escalier démoniaque aux 186 marches. Deux mois plus tard, il apprend qu’on va le transférer en Alsace. Cette idée le « remplit de joie »… Il ne sait pas qu’on l’envoie au Struthof, où Himmler veut réunir tous les NN. Puis, devant l’avance alliée, passage par Dachau, en septembre 1944, et retour à Mauthausen et dans le camp annexe de Melk. Avant d’entamer, en avril 1945, une « marche de la mort » : un exode à pied sur des routes interminables qui achève les derniers survivants.
Tout ceci est raconté avec sobriété et précision. On nous parle des punaises et des poux, du problème des latrines, des cadavres, des phlegmons aux pieds, des morsures des chiens et de la faim, de la solidarité entre déportés… René raconte aussi ce fait rare : le remords d’un SS. Pendant la marche, il entend un nazi dire à un autre : « Je ne peux plus supporter tout ça : un jour, nous paierons pour ces crimes… » Et l’autre de répondre : « Si tu le redis une seule fois, je te dénonce ! »
Quand René retrouve enfin le Sundgau, dans les yeux de ses parents, l’effroi le dispute au bonheur. « Je pesais 76 kilos lors de mon arrestation, j’en faisais 28 à mon retour. » Il est rentré de l’enfer, mais il n’est pas sorti d’affaire. Il doit être hospitalisé avant de reprendre le cours de sa vie hirsinguoise : un travail à la minoterie, des engagements dans le club de football, chez les sapeurs-pompiers… En 1956, il épouse Hélène Schueller, qui lui donnera trois enfants. Pour leur voyage de noces, il l’emmène dans les Hautes-Alpes et… à Mauthausen. Il voulait sans doute lui montrer ce qu’il ne pouvait lui dire.
L’atout de la langue
Comment expliquer qu’il ait survécu à sa « disparition » programmée ? « J’étais en forme… » , répond René. On peut ajouter qu’il avait de la volonté, une nature optimiste, une grande chance dans son énorme malchance. Il avance encore une autre raison : « Je connaissais l’allemand, et ça, c’était primordial ! Je comprenais ce qui se disait et se passait, et je restais dans la masse, je ne me faisais pas voir… La vie, à quoi ça tient, hein ? Pas grand-chose… »
Dans le bureau hors d’âge de la minoterie de Hirsingue, René insiste pour ouvrir une bouteille de champagne avant de nous laisser repartir. On trinque alors, pour le plaisir de rencontrer un tel survivant. Comme un hymne à la vie. Un pied de nez aux barbares.
Journal l'Alsace du 25 mai 23
Jean-Pierre Tschaen, ancien incorporé de force : « Je n’ai plus de sentiment de revanche »
Jean-Pierre Tschaen a attendu la fin des années 2000 pour témoigner de son incorporation de force. Cet Alsacien originaire de Kaysersberg ne parlait pas de la guerre à ses proches. Ancien Waffen SS, engagé dans la 1re Armée française en décembre 1944, il regarde avec lucidité cette époque si complexe pour des Alsaciens dont le cœur battait français.
Jean Bézard et Jean-Pierre Tschaen se sont connus grâce à une lettre que le premier avait envoyée au second il y a une quinzaine d’années. Le fondateur de la SNIFAM (solidarité normande avec les incorporés de force d’Alsace-Moselle) cherchait à l’époque la trace de deux incorporés de force qu’il avait croisés un jour de juillet 1944 à Gouville-sur-Mer, village posé au nord-ouest de Coutances en Normandie. Il adressait ce type de courrier aux Alsaciens qui avaient combattu dans sa région natale après le Débarquement. C’était le cas pour Jean-Pierre.
Au sein d’une compagnie du régiment Deutschland rattaché à la division blindée Das Reich
Depuis cette première missive, une belle amitié est née entre les deux hommes. Et lorsque Jean Bézard et sa compagne, Nicole Aubert, posent chaque printemps leurs valises en Alsace, ils ne manquent pas d’aller voir à Ammerschwihr Jean-Pierre Tschaen, qui partage sa vie avec Suzanne Florence.
Rencontrer Jean-Pierre Tschaen, c’est se replonger dans un passé lointain, celui d’une Alsace occupée par les nazis. Originaire de Kaysersberg, le nonagénaire, à la mémoire intacte, raconte avec placidité cette époque de sa vie qui ne fut pas facile comme pour la plupart des jeunes de son âge. Lui est né en 1926, classe maudite qui fut en grande partie incorporée de force dans la Waffen SS. Jean-Pierre n’a pas échappé à ce funeste destin. Il a reçu son uniforme et son équipement en février 1944, en Prusse orientale, avant de retourner en France, au sud de Bordeaux où stationnait son unité, une compagnie du régiment Deutschland rattachée à la division blindée Das Reich.
Jean-Pierre était affecté à une section de transport. Le front, il l’a connu en Normandie. « C’est le seul moment où j’ai tiré un coup de fusil », se souvient-il. En août 1944, son unité est engagée dans une offensive qui vise à reprendre un village, Bourg-Saint-Léonard, dans l’Orne. « Elle était occupée par les Américains. C’était une sorte de verrou qu’il fallait faire sauter pour éviter un encerclement des troupes allemandes ». L’attaque est un succès pour les SS mais les Alliés déclenchent une contre-offensive durant laquelle Jean-Pierre évite de peu une blessure, une balle américaine effleurant son bras. « À ce moment-là, j’ai fait comme les autres, j’ai tiré. Mais une seule fois car mon fusil s’est enrayé ! »
C’est à Bourg-Saint-Léonard que Jean-Pierre est fait prisonnier. « Ce fut un drôle de sentiment. Je me sentais, pour ainsi dire, libéré ! » Captif pendant trois mois, le jeune alsacien va vivre dans plusieurs camps avant d’atterrir au Mans où il est regroupé avec d’autres incorporés de force. Il est libéré le 8 décembre 1944 et s’engage le lendemain dans l’armée française, dans un bataillon de marche puis au 3e régiment de hussards.
Face à la Résistance
Évoquer la Das Reich, c’est forcément aborder les exactions de cette division dans le centre et le sud de la France. Après le Débarquement, les régiments Deutschland et Der Führer de la Das Reich vont rester dans le sud afin de lutter contre la Résistance. Une lutte qui s’accompagne de massacres contre la population, en Haute-Garonne, en Ariège, dans le Lot, en Corrèze et Haute-Vienne. La compagnie de Jean-Pierre Tschaen a été engagée une fois dans la lutte contre la Résistance, début juin 1944. « Ma section était restée à l’arrière et avait pour mission de garder le cantonnement dans un village, du côté des Pyrénées. Le reste de la compagnie a lutté contre les maquisards. Je n’ai su que bien plus tard tous ces drames. Nous ne savions pas, par exemple, ce qui s’était passé à Oradour. Pour ma part, j’ai dû attendre le procès de Bordeaux [en 1953] pour en savoir plus ».
D’ailleurs, la guerre, on n’en parlait pas après 1945. « On était tellement heureux d’être vivant ! Personne, dans mon entourage, ne faisait d’allusion à mon incorporation dans la Waffen SS ».
La perte des amis sur le front
Il a longtemps attendu avant de témoigner. Son récit de guerre figure dans un ouvrage de Nicolas Mengus et André Hugel (*) datant de 2008. « Aujourd’hui, je ne ressens plus ce sentiment de revanche que j’avais à l’époque. Cette guerre, c’était une aventure ». Jean-Pierre garde cependant en mémoire ces images qui ont pu le poursuivre. « Une fois, j’ai dû enterrer des morts à Saint-Michel, dans la Manche. Les corps étaient bien mal en point. L’un avait le crâne arraché et l’autre le bas du corps en charpie. J’ai pu reconnaître deux Alsaciens, Ernest Schoeffolt et Jean Meyer, tous deux de Soufflenheim. Ça m’a fait un coup au moral. J’ai déposé des fleurs. Ce fut un moment terrible ».
D’après les recherches de Jean et Nicole, quelque 1 200 incorporés de force ont participé à la bataille de Normandie et au moins 300 y ont perdu la vie.
Elle reconnaît, 30 ans après, celui qui avait menacé son père
Suzanne a un caractère bien trempé. Pas le genre à se laisser marcher sur les pieds… même à 93 ans ! Celle qui partage la vie de Jean-Pierre Tschaen habitait, pendant la guerre, à la gare de Fréland que géraient ses parents, Ernest Graff et Anne Marie Schmitt. Suzanne se souvient bien de ces journées passées dans la cave durant l’offensive alliée dans les Vosges. Il fallait éviter les bombardements qui pouvaient être meurtriers. Malheureusement, son père en fera les frais, touché, courant décembre 44 par un éclat d’obus. « Il a été évacué à l’hôpital de Saint-Dié où il est resté deux mois mais nous n’étions pas au courant de son état de santé. On a passé Noël sans lui. Nous étions quatre, avec ma mère et mes deux petits frères ».
« Il vous manque plus que le casque, l’uniforme et le pistolet »
La guerre a rattrapé Suzanne, bien plus tard. Dans les années 70, sa fille cadette, Martine, reçoit à Ammerschwihr sa correspondante allemande. Les parents de cette dernière décident de lui rendre visite et sont invités par Suzanne et son mari, Martin Florence. « Lorsque j’ai vu cet homme sortir de sa Mercedes de couleur bleu clair - je n’oublierai jamais cette voiture -, je me suis dit que je le connaissais. Et plus je le regardais, plus les souvenirs revenaient ».
Le repas se déroule sans problème mais au moment du café, Suzanne demande à l’Allemand s’il connaît les Vosges. Il répond par l’affirmative et vante la beauté de la région. Puis c’est là que Suzanne le regarde droit dans les yeux et lui assène sèchement : « Il vous manque plus que le casque, l’uniforme et le pistolet ». Puis elle lui rappelle que durant la guerre il a tenu en joue son père. Cette scène, elle peut la décrire sans problème.
Durant l’hiver 44/45, la gare de Fréland était occupée par des Allemands. Les troupes d’occupation posent des mines antichars pour freiner l’avancée des Alliés qui se trouvent dans les Vosges et dans certaines vallées alsaciennes comme à Sainte-Marie-aux-Mines. « Un soir, cet homme déplie une carte de la région puis pointe son révolver sur mon père. Il exige qu’il lui montre les positions américaines ». Le père de Suzanne ne cède pas. Puis il essaye de calmer l’homme en lui proposant du schnaps. « L’Allemand lui a répondu d’accord mais il a fallu que mon père boive en premier car il avait peur d’être empoisonné ! »
Trente ans après, l’ancien sous-officier allemand, face au regard accusateur de Suzanne, a blêmi. « Il s’est senti mal mais il n’a rien dit. Le couple est de suite reparti avec leur fille ». Évidemment, la petite Martine n’a jamais été accueillie en Allemagne par cette famille.
(*) Entre deux fronts, les incorporés de force dans la Waffen SS , volume 2. Éditions Pierron, 2008. 25 euros.
Dans le journal l'Alsace
Un Malgré-nous malgré lui qui, à 96 ans, tient à faire perdurer la mémoire des 103 000 Alsaciens et 31 000 Mosellans contraints par un décret du 25 août 1942, d’effectuer leur service militaire dans l’armée allemande.
80 ans après, cette date résonne encore comme un coup de massue dans la mémoire de Louis Mutschler. Envoyés sur le front Russe, beaucoup ont fini au camp de Tambov et un tiers d’entre eux ne sont jamais revenus.